Prolongation dans la digression. Alors que je tentais une dernière recherche autour de Greuze (il aurait dessiné lui aussi un Eponine et Sabinus), je suis tombé sur un passage des
Misérables qui cite le couple mythique. Je ne doutais pas que Hugo connaissait l'histoire, mais je ne savais pas qu'il l'avait inscrite en toutes lettres dans son récit. Bon, il s'agit d'une simple mention en passant, mais ce n'est pas anodin.
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John Gielgud, Gillenormand, (1978) |
Il se trouve, ironie du sort, que c'est de la bouche même de celui que je n'ai pas fait apparaître dans l'adaptation que sort cette citation. Oui, c'est
Gillenormand, le grand-père de Marius, qui, en une superbe tirade, intercale nos deux amants tragiques entre Charles-Quint et un tas de petits bonhommes dorés qui jouent de la trompette :
Le grand-père extrayait de ces chiffons une sagesse.
– L'amour, c'est bien; mais il faut cela avec. Il faut de
l'inutile dans le bonheur. Le bonheur, ce n'est que le nécessaire.
Assaisonnez-le-moi énormément de superflu. Un palais et son cœur. Son cœur et
le Louvre. Son cœur et les grandes eaux de Versailles. Donnez-moi ma bergère,
et tâchez qu'elle soit duchesse. Amenez-moi Philis couronnée de bleuets et
ajoutez-lui cent mille livres de rente. Ouvrez-moi une bucolique à perte de vue
sous une colonnade de marbre. Je consens à la bucolique et aussi à la féerie de
marbre et d'or. Le bonheur sec ressemble au pain sec. On mange, mais on ne dîne
pas. Je veux du superflu, de l'inutile, de l'extravagant, du trop, de ce qui ne
sert à rien. Je me souviens d'avoir vu dans la cathédrale de Strasbourg une
horloge haute comme une maison à trois étages qui marquait l'heure, qui avait
la bonté de marquer l'heure, mais qui n'avait pas l'air faite pour cela; et
qui, après avoir sonné midi ou minuit, midi, l'heure du soleil, minuit, l'heure
de l'amour, ou toute autre heure qu'il vous plaira, vous donnait la lune et les
étoiles, la terre et la mer, les oiseaux et les poissons, Phébus et Phébé, et
une ribambelle de choses qui sortaient d'une niche, et les douze apôtres, et
l'empereur Charles-Quint, et Eponine et Sabinus, et un tas de petits bonshommes
dorés qui jouaient de la trompette, par-dessus le marché. Sans compter de
ravissants carillons qu'elle éparpillait dans l'air à tout propos sans qu'on
sût pourquoi. Un méchant cadran tout nu qui ne dit que les heures vaut-il cela?
Moi je suis de l'avis de la grosse horloge de Strasbourg, et je la préfère au
coucou de la Forêt-Noire.(Livre V, 5, 6)
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La danse de Gillenormand |
Le reste de l'envolée mérite un détour, c'est un vrai morceau d'éloquence, et on se demande dans quelle mesure Hugo ne souscrit pas à la verve du vieux Gillenormand. Cet amour de l'excès, cette célébration dionysiaque de l'amour et de la vie, la détestation du sérieux et de la lésine bourgeoise, c'est Hugo tout aussi bien. Et n'est-il pas troublant de voir invoqué comme présage de la fin de l'ancien régime un duc de Rohan, duc de Montbazon, circulant en tapecul, et descendant sans nul doute du débauché
Hercule de Rohan, dont la décapitée Marie de Montbazon fut la jeune épouse ?
M. Gillenormand déraisonnait spécialement à propos de la
noce, et tous les trumeaux du dix-huitième siècle passaient pêle-mêle dans ses
dithyrambes.
– Vous ignorez l'art des fêtes. Vous ne savez pas faire un
jour de joie dans ce temps-ci, s'écriait-il. Votre dix-neuvième siècle est
veule. Il manque d'excès. Il ignore le riche, il ignore le noble. En toute
chose, il est tondu ras. Votre tiers état est insipide, incolore, inodore et
informe. Rêves de vos bourgeoises qui s'établissent, comme elles disent :
un joli boudoir fraîchement décoré, palissandre et calicot. Place! place! le
sieur Grigou épouse la demoiselle Grippesou. Somptuosité et splendeur. On a
collé un louis d'or à un cierge. Voilà l'époque. Je demande à m'enfuir au delà
des sarmates. Ah! dès 1787, j'ai prédit que tout était perdu, le jour où j'ai
vu le duc de Rohan, prince de Léon, duc de Chabot, duc de Montbazon, marquis de
Soubise, vicomte de Thouars, pair de France, aller à Longchamp en tapecul! Cela
a porté ses fruits. Dans ce siècle on fait des affaires, on joue à la Bourse,
on gagne de l'argent, et l'on est pingre. On soigne et on vernit sa surface; on
est tiré à quatre épingles, lavé, savonné, ratissé, rasé, peigné, ciré, lissé,
frotté, brossé, nettoyé au dehors, irréprochable, poli comme un caillou,
discret, propret, et en même temps, vertu de ma mie! on a au fond de la
conscience des fumiers et des cloaques à faire reculer une vachère qui se
mouche dans ses doigts. J'octroie à ce temps-ci cette devise : Propreté
sale. Marius, ne te fâche pas, donne-moi la permission de parler, je ne dis pas
de mal du peuple, tu vois, j'en ai plein la bouche de ton peuple, mais trouve
bon que je flanque un peu une pile à la bourgeoisie. J'en suis. Qui aime bien
cingle bien. Sur ce, je le dis tout net, aujourd'hui on se marie, mais on ne
sait plus se marier. Ah! c'est vrai, je regrette la gentillesse des anciennes
mœurs. J'en regrette tout. Cette élégance, cette chevalerie, ces façons
courtoises et mignonnes, ce luxe réjouissant que chacun avait, la musique
faisant partie de la noce, symphonie en haut, tambourinage en bas, les danses,
les joyeux visages attablés, les madrigaux alambiqués, les chansons, les fusées
d'artifice, les francs rires, le diable et son train, les gros nœuds de rubans.
Je regrette la jarretière de la mariée. La jarretière de la mariée est cousine
de la ceinture de Vénus. Sur quoi roule la guerre de Troie? Parbleu, sur la
jarretière d'Hélène. Pourquoi se bat-on, pourquoi Diomède le divin
fracasse-t-il sur la tête de Mérionée ce grand casque d'airain à dix pointes,
pourquoi Achille et Hector se pignochent-ils à grands coups de pique? Parce que
Hélène a laissé prendre à Pâris sa jarretière. Avec la jarretière de Cosette,
Homère ferait l'Iliade. Il mettrait dans son poème un vieux bavard comme moi,
et il le nommerait Nestor. Mes amis, autrefois, dans cet aimable autrefois, on
se mariait savamment; on faisait un bon contrat, ensuite une bonne
boustifaille. Sitôt Cujas sorti, Gamache entrait. Mais, dame! c'est que
l'estomac est une bête agréable qui demande son dû, et qui veut avoir sa noce
aussi. On soupait bien, et l'on avait à table une belle voisine sans guimpe qui
ne cachait sa gorge que modérément! Oh! les larges bouches riantes, et comme on
était gai dans ce temps-là! la jeunesse était un bouquet; tout jeune homme se
terminait par une branche de lilas ou par une touffe de roses; fût-on guerrier,
on était berger; et si, par hasard, on était capitaine de dragons, on trouvait
moyen de s'appeler Florian. On tenait à être joli. On se brodait, on
s'empourprait. Un bourgeois avait l'air d'une fleur, un marquis avait l'air
d'une pierrerie. On n'avait pas de sous-pieds, on n'avait pas de bottes. On
était pimpant, lustré, moiré, mordoré, voltigeant, mignon, coquet, ce qui
n'empêchait pas d'avoir l'épée au côté. Le colibri a bec et ongles. C'était le
temps des Indes galantes. Un des côtés du siècle était le délicat,
l'autre était le magnifique; et, par la vertuchoux! on s'amusait. Aujourd'hui
on est sérieux. Le bourgeois est avare, la bourgeoise est prude; votre siècle
est infortuné. On chasserait les Grâces comme trop décolletées. Hélas! on cache
la beauté comme une laideur. Depuis la révolution, tout a des pantalons, même
les danseuses; une baladine doit être grave; vos rigodons sont doctrinaires. Il
faut être majestueux. On serait bien fâché de ne pas avoir le menton dans sa
cravate. L'idéal d'un galopin de vingt ans qui se marie, c'est de ressembler à
monsieur Royer-Collard. Et savez-vous à quoi l'on arrive avec cette majesté là?
à être petit. Apprenez ceci : la joie n'est pas seulement joyeuse; elle
est grande. Mais soyez donc amoureux gaîment, que diable! mariez-vous donc,
quand vous vous mariez, avec la fièvre et l'étourdissement et le vacarme et le
tohu-bohu du bonheur! De la gravité à l'église, soit. Mais, sitôt la messe
finie, sarpejeu! il faudrait faire tourbillonner un songe autour de l'épousée.
Un mariage doit être royal et chimérique; il doit promener sa cérémonie de la
cathédrale de Reims à la pagode de Chanteloup. J'ai horreur d'une noce pleutre.
Ventregoulette! soyez dans l'olympe, au moins ce jour-là. Soyez des dieux. Ah!
l'on pourrait être des sylphes, des Jeux et des Ris, des argyraspides; on est
des galoupiats! Mes amis, tout nouveau marié doit être le prince Aldobrandini.
Profitez de cette minute unique de la vie pour vous envoler dans l'empyrée avec
les cygnes et les aigles, quitte à retomber le lendemain dans la bourgeoisie
des grenouilles. N'économisez point sur l'hyménée, ne lui rognez pas ses
splendeurs; ne liardez pas le jour où vous rayonnez. La noce n'est pas le
ménage. Oh! si je faisais à ma fantaisie, ce serait galant, on entendrait des
violons dans les arbres. Voici mon programme : bleu de ciel et argent. Je
mêlerais à la fête les divinités agrestes, je convoquerais les dryades et les
néréides. Les noces d'Amphitrite, une nuée rose, des nymphes bien coiffées et
toutes nues, un académicien offrant des quatrains à la déesse, un char traîné
par des monstres marins,
Triton trottait devant, et tirait de sa conque
Des sons si ravissants qu'il ravissait quiconque!
Voilà un programme de
fête, en voilà un, ou je ne m'y connais pas, sac à papier!
Pendant que le grand-père, en pleine effusion lyrique,
s'écoutait lui-même, Cosette et Marius s'enivraient de se regarder librement.
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Gillenormand (Gravure de Gustave Brion) |
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