dimanche 23 décembre 2012

Eugène, le frère fou

Paul-Louis Rossi : "Il serait séduisant de reconnaître dans la peinture du siècle la prémonition d'une fin des dynasties qui règnent sur l'Europe et qui vont périr dans la tragédie de l'histoire, la tête coupée, comme celles des rois mérovingiens et des généraux barbares sacrifiés sur le front des troupes en cas de défaite. La tête du roi Charles 1er est présentée au peuple, tenue par les cheveux, comme la tête du général Holopherne par Judith. Cette figure de la décapitation est prégnante dans la peinture du siècle, jusqu'à l'obsession. Il n'est que de songer à la Judith de Giovanni Battista Spinelli, en robe verte, la main comme une ombre devant le visage, à Nantes, qui jouxte la superbe Diane Chasseresse d'Orazio Gentileschi."


Giovanni Battista Spinelli, “Judith with the Head of Holofernes,” Oil on canvas, 80 x 68 cm, Musée des Beaux Arts, Nantes.
Ce tableau de Battista Spinelli, je l'ai découvert sur la page Pinterest d'Elise Winer, qui consacre une page entière à Judith. La source est un autre blog, qui présente deux autres tableaux de Spinelli sur le même thème de la décapitation d'Holopherne.

Giovanni Battista Spinelli, "Giuditta recide la testa ad Oloferne," private collection (1)
Giovanni Battista Spinelli, "Giuditta con la testa di Oloferne," c.1630-1660, Oil on canvas, 84.5 x 67.5 cm, private collection
Ici encore, cette main ombrant le regard, dont j'entrevois mal la signification.
En tout cas, la page sur Pinterest permet de bien prendre conscience de la popularité du thème, car il semble presque qu'aucun grand peintre n'a négligé de le traiter. D'ailleurs on retrouve un tableau d'Orazio, le père d'Artemisia :

 Orazio Gentilesch​i (1563-1639), Judith et la servante avec la tête d'Holopherne (1611-1612 env.), huile sur toile, 123 × 142 cm, Vatican, musées du Vatican.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que la toile du père n'a pas la puissance de celle de la fille (revoir ici) : alors que les regards de Judith et de la servante étaient braqués sur leur victime, ici ils se perdent dans le hors-champ ; nous ne sommes plus au cœur de l'action, mais un peu plus tard, alors que la tête vient d'être déposée dans le panier. Pas de sang sur l'épée, Holopherne paraît dormir : la scène en est dédramatisée.

Intéressant aussi de retrouver Giovanna Garzoni dont Paul Louis Rossi n'avait pas mention d’œuvre sur le sujet. Or c'est bien le cas, avec cette petite tempera :

Giovanna Garzoni, "Portrait of the Grand Duchess Vittoria della Rovere as Judith with the head of Holofernes," mid 17th century, tempera on vellum, 28.5 x 40.3 cm, auctioned by Christie's 7/4/2006 (Lot 32)
Tout ça pour en arriver au motif de la chevelure chez Mallarmé : "Faut-il saisir la métaphore par les cheveux pour résoudre l'histoire fameuse de la Pénultième :

La pénultième
est Morte... "

Paul-Louis Rossi évoque pour les écarter aussitôt les interprétations univoques comme celle où la pénultième désignerait la mère défunte du poète. Il ne voit de solution que dans le recours au "système analogique", au "glissement de la mystérieuse absente vers une suite de variations :

une peine 
ultième à 
peine ultime."

Dans cette recherche, il ajoute que c'est le "hasard qui décide pour nous". Et c'est à cet instant qu'il revient aux Misérables : "Ce matin, j'ai relu l'histoire si compliquée des Misérables, alors que Jean Valjean - alias Monsieur Madeleine - avec Cosette, poursuivi par Javert, se réfugie dans le couvent des Visitandines, à Paris, au 62 de la rue Picpus. Donc il se présente à la supérieure du couvent qui le nomme jardinier aux côtés d'Ultime Fauchelevent. Ce quartier de la rue Picpus est rempli de mystère. On y trouvait autrefois la clinique de Mme Marcel Saint-Colombe où Gérard de Nerval est soigné au moment de sa première crise de folie. La rue Picpus conduisait à la Barrière du Trône Renversé - aujourd'hui place de la Nation - où furent décapités de nombreuses religieuses, des révolutionnaires et des conventionnels, et surtout André Chénier. Ils étaient enterrés dans cet espace vacant du couvent des religieuses." [C'est moi qui souligne]

A partir de là, "où nous voici très proche de la peine capitale", Paul Louis Rossi déclare que l'on peut saisir ce que signifie le rêve de Valjean relaté par Hugo dans le passage de Tempête sous un crâne :

Je me promenais avec mon frère, le frère de mes années d'enfance, ce frère auquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me souviens presque plus. (...)  J'entrai dans un village que je vis. Je songeai que ce devait être là Romainville (pourquoi Romainville ?) (...) Derrière l'angle que faisaient les deux rues, il y avait un homme debout contre le mur. Je dis à cet homme : Quel est ce pays ? 
Alors le premier que j'avais vu et questionné en entrant dans la ville me dit : Où allez-vous ? Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ?

Il aperçoit dans ce rêve le "rapport inconscient et probablement douloureux de Hugo avec ses deux frères aînés Abel et Eugène (...). Il est nécessaire d'ajouter que Eugène et Victor convoitaient la même jeune fille Adèle Foucher, que Victor l'emporta sur son frère. C'est ainsi que le jour des noces Eugène Hugo avait sombré dans la démence et la folie, en 1822. Voilà pourquoi dans l'imaginaire - sans doute - l'auteur de Claude Gueux et des Derniers jours d'un condamné, d'évidence et définitivement se perçoit dans le rôle obscur de Caïn."

L'explication se tient, d'autant plus que, comme l'ont fait remarquer Guy et Annette Rosa dans leur édition du roman, le narrateur n'a évoqué aucun frère de Jean Valjean dans le chapitre consacré à son portrait (partie 1, livre 2, chapitre 6) et il n'en est jamais question nulle part ailleurs dans le roman. Cependant c'est Eugène et non Abel qui fut en concurrence avec Victor, et quelque chose reste inexpliqué à mes yeux, ce qui fait que la même question se pose toujours : Pourquoi Romainville ?

Javert, le fin limier, me semble sur la bonne voie quand il évoque dans sa lettre ouverte l'étymologie de Romainville : Romanus Villa. Pourquoi ne pas aller directement à Rome, suggère-t-il justement ? Oui, allons-y. Rome n'est-elle pas la ville de Romulus et Rémus ? Romulus, autre Caïn, qui, selon une des versions du mythe, tue son frère parce qu'il a osé franchir le sillon sacré (le pomoerium) qu'il vient de tracer lors de la fondation de Rome, en 753 avant J.-C. Romulus et Rémus dont le grand-père est Numitor, roi de la légendaire Albe la Longue, fondée par Ascagne, fils d'Enée, et dépossédé de son trône par son frère Amulius (c'est donc encore une histoire de frères ennemis). Ce qui justifie le prénom d'Albin donné au compagnon de Claude Gueux, et retrouvé dans les Misérables. Devenus hommes, les deux jumeaux tuent Amulius et rendent le trône à Numitor, qui leur permet en retour de fonder une nouvelle cité, Rome.

Pietro da Cortona, Faustulus présente Romulus et Remus à son épouse Acca Larentia, 1643 environ.
Musée du Louvre.


Deux ans après la mort d'Eugène à 37 ans - interné à Charenton, il n'avait jamais recouvré la raison - Hugo écrit en 1839 un drame, inspiré de l'histoire du Masque de Fer, intitulé Les Jumeaux, mais qui est resté inachevé. On a d'ailleurs interprété cet inachèvement comme un signe : "Peut-être, avançait Charles Baudoin dans sa Psychanalyse de Victor Hugo, "Les Jumeaux" présentaient-ils trop directement le motif de l'opposition des deux frères, dont l'un est sacrifié à l'autre, et cela pourrait expliquer une inhibition aboutissant à l'abandon de l’œuvre." Anne Ubersfeld écrivant de son côté qu'il est "difficile de ne pas entendre dans Les Jumeaux l'écho du drame de la folie et de l'enfermement d'Eugène, vie fraternelle, volée, génie prisonnier de l'asile tandis que triomphe l'autre, le frère glorieux."


Difficile aussi de ne pas souscrire à ces lignes de Paul Louis Rossi, qui concluent sa quête hugolienne :

"Il est évident que je ne crois pas à l'explication de texte, et que j'ai le plus grand doute à propos de l'interprétation psychanalytique de la littérature. Par contre, je crois que la littérature exprime un manque, une absence, et même une coupure. Je suis certain qu'elle dissimule en son organisation une souffrance et même une blessure. On pourrait penser que cette blessure est invisible dans le texte, pourtant je dirai qu'elle doit s'entrevoir et se dessiner entre les images et les termes du lexique."

Il nous reste à arpenter les trois dernières pages de l'ouvrage, qui font retour sur la peinture du XVIIème siècle, à recueillir un dernier "éclat de lumière". Ce sera pour la prochaine.



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