Le feuilleton Analogie continue. Donc Aragon. Suivi de Barthes commentant Chateaubriand et La vie de Rancé. Et puis rupture. Paul Louis Rossi parle d'une intervention qu'il fit devant un parterre de "professeurs, de bibliothécaires et d'inspecteurs d'académie", dissertant sur Mallarmé et la pénultième, autrement dit sur l'avant-dernière syllabe d'un vers. Et le voilà pour la première fois sur la grande dune, sans doute le Pyla, devant l'océan sans bornes.
La pénultième accentuée entraînant la disparition ultime du e muet à la fin du vers, nous glissons vers le lipogramme, Queneau et Perec, avant de se retrouver soudainement dans une salle du musée des Beaux-Arts de Nantes, à contempler un assez étrange portrait de Greuze, un guitariste assis sur un tabouret.
Selon Paul-Louis Rossi, le musicien est fou, ne parvenant pas à s'accorder, il a probablement étranglé les oiseaux que l'on voit autour de lui, version qui lui semble corroborée par l'existence tourmentée de Greuze : "On a dit que son Guitariste était le portrait d'un Italien de Naples qui se servait de la musique pour séduire ses proies. La comparaison du peintre avec son modèle n'est pas forcément excessive."
Il rappelle aussitôt à notre bon souvenir le poème de Mallarmé, le fameux Démon de l'Analogie avec son vieux luthier et ses oiseaux anciens, selon lui empaillés. Le poète s'enfuit, condamné "à porter le deuil de l'inexplicable Pénultième". "Toute spéculation est hasardeuse, écrit P.L.Rossi, mais on doit convenir que Mallarmé porte sur lui comme une nostalgie de ce e muet que l'on ne compte plus au bout de la phrase, amputée de sa voyelle finale, comme lui-même, sans doute, qui se voit privé dans les faits de sa part de nature féminine. Le poème suivant du Petit homme, dans le livre des proses, exagère cette sensation. Il commence ainsi :
Pauvre enfant pâle, pourquoi crier à tue-tête
dans la rue ta chanson aiguë et insolente, qui se perd parmi
les chats, seigneurs des toits ?"
Voici la suite :
Cependant tu chantes fatalement, avec l'assurance tenace d'un
petit homme qui s'en va seul par la vie et, ne comptant sur personne,
travaille pour soi. As-tu jamais eu un père ? Tu n'as pas
même une vieille qui te fasse oublier la faim en te battent,
quand tu rentres sans un sou.
Mais tu travailles pour toi: debout dans les rues, couvert de
vêtements déteints faits comme ceux d'un homme, une
maigreur prématurée et trop grand à ton âge,
tu chantes pour manger, avec acharnement, sans abaisser tes yeux
méchants vers les autres enfants jouant sur la pavé.
Et ta complainte est si haute, si haute, que ta tête nue
qui se lève en l'air à mesure que ta voix monte,
semble vouloir partir de tes petites épaules.
Petit homme, qui sait si elle ne s'en ira pas un jour, quand,
après avoir crié longtemps dans les villes, tu auras
fait un crime ? un crime n'est pas bien difficile à faire,
va, il suffit d'avoir du courage après le désir,
et tels qui ... Ta petite figure est énergique.
Pas un sou ne descend dans le panier d'osier que tient ta longue
main pendue sans espoir sur ton pantalon: on te rendra mauvais
et un jour tu commettras un crime.
Ta tête se dresse toujours et veut te quitter, comme si
d'avance elle savait, pendant que tu chantes d'un air qui devient
menaçant.
Elle te dira adieu quand tu paieras pour moi, pour ceux qui valent
moins que moi. Tu vins probablement au monde vers cela et tu jeûnes
dès maintenant, nous te verrons dans les journaux.
Oh ! pauvre petite tête !
La tête destinée à la guillotine, le vers amputé du e muet, tout cela consonne bien sûr avec le corps décapité de Marie de Montbazon. P.L. Rossi, précisant que la critique ayant déjà lourdement souligné l'obsession de la chevelure et de la tête tranchée chez Mallarmé, se défend d'insister et préfère montrer la parenté des deux poèmes avec ceux du Spleen de Paris de Baudelaire. Il pense par exemple au Mauvais vitrier ou au Galant tireur qui dit à sa femme :
" Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que c'est vous. " Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée."
Il ajoute que s'il est aisé de deviner l'influence du Spleen de Paris dans les poèmes en prose de Mallarmé, "il est moins habituel d'y découvrir les mêmes pulsions agressives dirigées contre la silhouette des misérables, des pauvres, des femmes, des orphelins, des mendiants, des enfants, avec les mêmes visions récurrentes du meurtre, du sang, de la misère, de la décapitation et de la trahison." Une autre image de Mallarmé se fait jour, plus proche du Marquis de Sade que de l'angélique écrivain de salon, un Mallarmé à l'Humour noir qui dans Réminiscence, un autre poème en prose, annonce Rimbaud. Le chapitre finit sur cet extrait :
Orphelin, j'errais en noir et l’œil vacant de famille: au quinconce
se déplièrent des tentes de fête, éprouvai-je
le futur et que je serais ainsi, j'aimais le parfum des vagabonds,
vers eux à oublier mes camarades.
qu'il donne en écho à ce passage d'Une Saison en Enfer :
Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme
toujours le bagne; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait
sacrés par son séjour...
Évidemment, on voit bien le nom que pourrait prendre ce forçat. Il n'est plus très loin, mais il va falloir encore patienter en ce cheminement labyrinthique, où il faut souvent s'éloigner de la ligne droite pour toucher au centre.
C'est ainsi que le chapitre prochain nous ramènera à Artemisia.
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