dimanche 2 décembre 2012

Ecartez-vous de moi Démons Analogies

Le chapitre II des Démons de l'analogie de Paul Louis Rossi nous entraîne en Anjou, aux Ponts de Cé, où s'élève la voix d'un autre poète, Louis Aragon, avec Les Yeux d'Elsa. "Feuilletant par hasard une édition du livre", il tombe sur la formule Démons Analogies dans le poème Le regard de Rancé.

Tu vivras Nous voici de retour de la chasse
C'est assez de sanglots emplir notre logis
Ils ont voulu pourtant que nos mains te touchassent
O Sainte déjà dans ta châsse
Ecartez-vous de moi Démons Analogies

En voilà assez pour "mobiliser l'imagination". Que signifient ces mots Démons Analogies ? P.L. Rossi s'avise alors de retracer brièvement la biographie de Armand-Jean Bouthillier de Rancé, qui fut entre autres abbé réformateur de la Trappe, et dont Chateaubriand tira un livre fameux (mais que j'avoue n'avoir jamais lu). Il brosse ensuite le tableau de la vie intellectuelle de l'époque. Passons donc sans barguigner au chapitre III, intitulé Marie de Montbazon. 

Pour aller vite, il semblerait que l'abbé, en sa jeunesse folle, aurait eu une liaison amoureuse avec Marie de Bretagne des Vertus, la jeune femme du débauché Hercule de Rohan, Prince de Guéméné, duc de Montbazon, qui avait cette particularité d'avoir été blessé par Ravaillac lors de l'assassinat de Henri IV. Sur le détail de ces vies, je renvoie à la très vivante chronique de Jean-Claude Bourdais. P.L. Rossi s'attarde ensuite sur le cardinal de Retz, qui écrivait de Marie de Montbazon qu'elle " était d'une très grande beauté" avant d'en dessiner ensuite un portrait moins amène : "La modestie manquait à son air. Sa morgue et son jargon eussent suppléé, dans un temps calme, à son peu d'esprit. Elle eut peu de foi dans la galanterie, nulle dans les affaires. Elle n'aimait rien que son plaisir et, au-dessus de son plaisir, son intérêt. Je n'ai jamais vu personne qui eût conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu."

Ce qui n'empêche pas Rancé d'être l'ami et le confident de Retz. Puis l'histoire s'accélère. La suite est fatale, écrit-il. Après la mort du vieux Rohan, la liaison perdure. 

"Marie avait dit qu'à l'âge de trente ans, on n'était plus bonne à rien et qu'il fallait à cet âge qu'on la jette à la rivière. C'est presque ce qui arriva car le premier signe du destin se manifeste au bord d'un cours d'eau.
Et voici que le Démon Analogie revient au bord de la scène annoncer le dénouement. En 1657, Marie de Montbazon, qui côtoyait une rivière, faillit se noyer en traversant un pont qui se rompit à son passage."
Quelques mois après prend place l'événement marquant qui justifie en retour la mention du poème baudelairien : Rancé, rentrant par un escalier dérobé dans l'hôtel de Montbazon, découvre son amante morte, son cadavre décapité et la tête gisant au sol. Sur la réalité de cette scène, il n'existe pas de consensus, et Jean-Claude Bourdais, encore lui, s'est amusé à confronter les versions, Chateaubriand versus Saint-Simon.

P.L. Rossi rapporte la légende qui veut que Rancé s'empara de la tête chérie et l'emporta dans son ermitage, jusqu'à la Trappe de Soligny, qu'il réforma avec une si grande sévérité qu'il provoqua parfois la révolte de ses ouailles. Et c'est sur Saint-Simon qu'il conclut le chapitre, Saint-Simon qui considérait Rancé comme un père, affirmait que l'histoire de la tête était une pure invention, mais convainquit le rude ermite de poser pour Hyacinthe Rigaud. Ce qui, soit dit en passant, n'est pas la version de la notice de Wikipédia, qui parle plutôt d'une ruse de Saint-Simon "qui consistait à visiter le modèle en compagnie du peintre, déguisé en étranger, afin que l’artiste mémorisât les traits de l’abbé pour ensuite les coucher sur la toile quelques heures après. Cette mise en scène fut suffisamment originale pour que Saint-Simon insistât sur le fait qu’elle appartenait à l’extraordinaire, que Rigaud en fut très fatigué et qu’il sollicita plusieurs entretiens afin de parfaire sa captation secrète du visage.
Il note d’ailleurs que l’infirmité du peintre à ne pouvoir s’exprimer correctement (il était bègue, rappelons-le), fut d’une certaine utilité : « sa difficulté de parler lui fut une excuse de n’entrer guère dans la conversation »."*


En tout cas, c'est grâce à lui que nous avons ce portrait de Rancé à sa table de travail, un crâne posé devant lui. Crâne que bien sûr certains affirmèrent être celui de Marie de Montbazon, ce que dément aussi Saint-Simon. "Par cette fable exemplaire, conclut P.L. Rossi, nous devons comprendre que le portrait de Rancé en méditation devant la mort et la vanité du monde n'a pas fini de nous intriguer, et que sa conduite ne peut manquer de surprendre les philosophes et les observateurs de la société des vivants".

Finissons aujourd'hui par une autre strophe d'Aragon :

Ce moment de Rancé sur le seuil de la chambre
Qui ne l'a fût-ce un soir vaguement éprouvé
Et senti le frisson glacé comme un décembre
Envahir son coeur et ses membres
A-t-il aimé vraiment a-t-il vraiment rêvé

C'est sur lui que nous reviendrons au chapitre IV.

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* Voir aussi, encore une fois, J.C. Bourdais (dont le texte confirme Wikipédia).

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