vendredi 7 décembre 2012

De la joueuse de luth à Eponine

Chapitre VI de Démons de l'analogie. Où Artemisia rencontre à Rome Nicholas Lanier. Maître de musique de Charles 1er d'Angleterre, pourvoyeur d'objets d'art pour celui-ci et le duc de Buckingham. On subodore une liaison entre Artemisia et ce joueur de luth. P.L. Rossi signale que Le Caravage avait peint une magnifique Joueuse de luth, qu'on attribue maintenant à Orazio Gentileschi ou à sa fille.

En 1627, Artemisia retrouve Nicholas Lanier à Venise, où vit à la même époque une autre femme peintre, Giovanna Garzoni, auteur de nombreuses natures mortes, Cose naturali en italien.

Nature morte avec bol de citrons, tempera sur toile, (1640)
L'histoire de Giovanna n'est pas aussi dramatique que celle d'Artemisia, mais elle a affronté aussi les tribunaux : mariée à un portraitiste vénitien, elle avait refusé de consommer le mariage suite à un vœu antérieur de virginité. Le mari déçu avait fini par obtenir l'annulation du mariage. Ceci posé, P.L. Rossi revient sur Orazio, le paternel, qui cherche mécène et trouve engagement près de Marie de Médicis, à la cour de France, en 1624.
"Il n' a pu connaître Rancé, poursuit-il, qui vient juste de naître en 1626, mais il a certainement aperçu la belle Marie de Montbazon, qui vient d'épouser Hercule de Rohan. A cette époque, on lui donne dix-huit ans, et, justement, le duc de Montbazon a une aventure avec une joueuse de luth, c'est Chateaubriand qui le raconte."
J'ai retrouvé le passage exact :

Le duc de Montbazon, corrompu par ces temps dépravés qui s'étendirent de François Ier à Louis XIV, faisait confidence à sa femme de ses infidélités octogénaires. Devenu honteusement amoureux d'une joueuse de luth, il se prit de querelle avec la musicienne et la voulut jeter par la fenêtre. La force manqua à sa vengeance ; il retomba sur son lit près du volage fardeau que ne put soulever ni son bras ni sa conscience. (Vie de Rancé)
Orazio, supplanté à la cour par Rubens, accompagne le maréchal François de Bassompierre à Londres, en 1626. Nouveau personnage dans la saga, auquel l'auteur confesse qu'il serait séduisant d'attribuer dans cette rêverie une place identique à celle du cardinal de Retz, tant leurs destinées se ressemblent. Embastillé par Richelieu, il ne sortira qu'à la mort du cardinal en 1643. Il aura eu le temps d'y écrire ses Mémoires, dont un épisode singulier est alors développé, que Chateaubriand rapporte aussi dans le premier tome des Mémoires d'Outre-Tombe :

" Il y avait cinq ou six mois, dit le maréchal, que toutes les fois que je passais sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n'était point bâti), une belle femme, lingère à l'enseigne des Deux-Anges , me faisait de grandes révérences et m'accompagnait de la vue tant qu'elle pouvait ; et comme j'eus pris garde à son action je la regardais aussi et la saluais avec plus de soin.
Il advint que lorsque j'arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu'elle m'aperçut venir, elle se mit sur l'entrée de sa boutique et me dit comme je passais : - Monsieur, je suis votre servante. Je lui rendis son salut, et me retournant de temps en temps, je vis qu'elle me suivait de la vue aussi longtemps qu'elle pouvait. "
Bassompierre obtient un rendez-vous : " Je trouvai, dit-il, une très belle femme, âgée de vingt ans, qui était coiffée de nuit, n'ayant qu'une très fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrais pas la voir encore une autre fois. - Si vous voulez me voir une autre fois, me répondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l'Abbé, proche des Halles, auprès de la rue aux ours, à la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin ; je vous y attendrai depuis dix heures jusques à minuit, et plus tard encore ; je laisserai la porte ouverte. A l'entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y répond, et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. Je vins à dix heures, et trouvai la porte qu'elle m'avait marquée, et de la lumière bien grande, non seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore ; mais la porte était fermée. Je frappai pour avertir de ma venue ; mais j'ouïs une voix d'homme qui me demanda qui j'étais. Je m'en retournai à la rue aux ours, et étant retourné pour la deuxième fois, ayant trouvé la porte ouverte, j'entrai jusques au second étage, où je trouvai que cette lumière était la paille du lit que l'on y brûlait, et deux corps nus étendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien étonné et en sortant je rencontrai des corbeaux (enterreurs de morts) qui me demandèrent ce que je cherchais ; et moi, pour les faire écarter, mis l'épée à la main et passai outre, m'en revenant à mon logis, un peu ému de ce spectacle inopiné. "
Il est amusant de voir Chateaubriand, précurseur de nos modernes enquêteurs bernardologues, se mettre en quête, 240 ans plus tard, de l'adresse donnée par Bassompierre.

Je suis allé, à mon tour, à la découverte, avec l'adresse donnée, il y a deux cent quarante ans, par Bassompierre. J'ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu'à la rue aux ours, à main droite ; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux ours, est la rue Bourg-l'Abbé. Son inscription, enfumée comme par le temps et un incendie, m'a donné bonne espérance. J'ai retrouvé la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l'historien sont fidèles. Là, malheureusement, les deux siècles et demi que j'avais cru d'abord restés dans la rue, ont disparu. La façade de la maison est moderne ; aucune clarté ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisième étage. Aux fenêtres de l'attique, sous le toit, régnait une guirlande de capucines et de pois de senteur ; au rez-de-chaussée, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres.
Tout déconvenu, je suis entré dans ce musée des Eponine : depuis la conquête des Romains, les Gauloises ont toujours vendu leurs tresses blondes à des fronts moins parés ; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore à certains jours de foire, et troquent le voile naturel de leur tête pour un mouchoir des Indes. M'adressant à un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer : " Monsieur, n'auriez-vous pas acheté les cheveux d'une jeune lingère, qui demeurait à l'enseigne des Deux-Anges , près du Petit-Pont ? " Il est resté sous le coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retiré, avec mille excuses, à travers un labyrinthe de toupets.
J'ai ensuite erré de porte en porte : point de lingère de vingt ans, me faisant de grandes révérences ; point de jeune femme franche, désintéressée, passionnée, coiffée de nuit, n 'ayant qu 'une très fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle . Une vieille grognon, prête à rejoindre ses dents dans la tombe, m'a pensé battre avec sa béquille : c'était peut-être la tante du rendez-vous.

Eponine et Sabinus, Nicolas André Monsiau, Autun, Musée Rolin
Très beau passage, qui me fait presque regretter de ne jamais avoir lu Mémoires d'outre-Tombe, ni d'ailleurs aucun Chateaubriand (en ce qui concerne les classiques, je dois bien avouer de terribles lacunes). Ceci dit, on aura peut-être remarqué l'expression Musée des Eponine, qui ne peut manquer de rappeler à notre bon souvenir notre malheureuse héroïne hugolienne. Je me suis avisé que je ne connaissais pas l'origine du nom, même si je me souvenais que la mère Thénardier l'avait donné à sa fille à cause des romans plus que médiocres (selon Hugo), qu'elle dévorait à une époque.

 Plus tard, quand les cheveux romanesquement pleureurs commencèrent à grisonner, quand la Mégère se dégagea de la Paméla, la Thénardier ne fut plus qu’une grosse méchante femme ayant savouré des romans bêtes. Or on ne lit pas impunément des niaiseries. Il en résulta que sa fille aînée se nomma Éponine.
Je me suis mis en quête et donc découvert à cette occasion la touchante histoire de Sabinus et d' Eponine, les Roméo et Juliette gaulois. Je m'écarte là du livre de P.L. Rossi, mais c'est bien à mon tour de sortir du sillon (en latin lira ; sortir du sillon c'est donc littéralement dé-lirer). Mais il est tard, je m'arrête là pour aujourd'hui.

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