lundi 15 octobre 2012

Hugo, Modiano, Moro

La bernardologie allait-elle s'éteindre avec les beaux jours ? Les études javertiennes et jeanvaljeanesques, après un début flamboyant, n'étaient-elles que feu de paille ? Il semblerait que non, au vu de ce commentaire de Jean-Claude Moreau reçu hier. Je le promeus ici à la dignité d'un article car il le vaut bien.

"Puisque je les avais mises hors de mon esprit les études bernardiennes me semblaient, à ce jour d'octobre 2012, achevées, c'est-à-dire suffisamment essoufflées pour qu'elles aient pu se satisfaire de péripéties de temps et de lieux qui en dispersent progressivement l'objet. Une lecture de "Dora Bruder", roman écrit par Patrick Modiano, m'amène à reprendre un chemin mental inverse.

Dora Bruder est une enfant-adolescente disparue de Paris pendant la guerre et dont Patrick Modiano reconstitue en creux l'acharnement des temps humains à se saisir d'elle, le bout du chemin étant Auschwitz. A un moment de ses recherches, et à l'occasion d'une lecture des "Misérables", Patrick Modiano réalise que le pensionnat d'où va disparaître la jeune Dora Bruder correspond exactement à l'adresse dont Victor Hugo fera une étape importante de son récit :"Et voici ce qui me trouble : au terme de leur fuite, à travers ce quartier dont Hugo a inventé la topographie et les noms de rues, Cosette et Jean Valjean échappent de justesse à une patrouille de police en se laissant glisser derrière un mur. Ils se retrouvent dans un "jardin fort vaste et d'un aspect singulier : un de ces jardins tristes qui semblent faits pour être regardés l'hiver et la nuit." C'est le jardin d'un couvent où ils se cacheront tous les deux et que Victor Hugo situe exactement au 62 de la rue du Petit-Picpus, la même adresse que le pensionnat du Saint-Coeur-de-Marie où était Dora Bruder. "A l'époque où se passe cette histoire - écrit Victor Hugo - un pensionnat était joint au couvent (...). Ces jeunes filles (...) étaient vêtues de bleu avec un bonnet blanc (...) Il y avait dans cette enceinte du Petit Picpus trois bâtiments parfaitement distincts, le grand couvent qui, abritait les religieuses, le pensionnat où logeaient les élèves, et enfin ce qu'on appelait "le petit couvent" Et après avoir fait une description minutieuse des des lieux, il écrit encore :" Nous n'avons pu passer devant cette maison extraordinaire, inconnue, obscure, sans y entrer et sans y faire entrer les esprits qui nous accompagnent et qui nous écoutent raconter, pour l'utilité de quelques-uns peut-être, l'histoire mélancolique de Jean Valjean."(pages 52-53)

L'histoire mélancolique de Jean Valjean se confond-elle à cet instant même de la lecture à l'histoire mélancolique de l'humanité ? Je ne sais. Mais, tout au moins, histoire mélancolique dont on a l'impression que la cruauté dont elle n'émerge que difficilement, repose bien, elle, sur le destin en creux de Dora Bruder."

On pourra lire (les courageux seulement) l'étude savante de Peter Fröhlicher, de l'université de Zurich, Du Bellay, Hugo, Modiano, trois figurations de la ville-palimpseste.