jeudi 13 décembre 2012

Eponine et Sabinus

« Julius Sabinus, si connu par sa révolte contre Vespasien et plus encore pour la beauté, la tendresse, la fidélité et l'amour conjugal de sa femme Épponina, était natif de Langres… C'est un des plus beaux morceaux de [l'histoire] des Gaules, par les exemples de vertus qu'elle présente et par la singularité des événements... » 
Denis Diderot

Natif lui-même de Langres, le philosophe connaît bien cette histoire. En l’an 69 de notre ère, après la mort de Néron, certains peuples gaulois se révoltent. Julius Sabinus, un aristocrate de la tribu des Lingons, rejoint la rébellion et va jusqu'à se proclamer lui même empereur, mais ses troupes sont écrasées par les Séquanes, restés fidèles à Rome. Tacite et Plutarque, ayant vécu à cette époque, ont rapporté l'histoire, ainsi que Dion Cassius, au siècle suivant.

Etienne Barthélémy Garnier (1759-1849) : Eponine et Sabinus. (Musée des Beaux-Arts d'Angers)
Sabinus fait croire à tous qu’il est mort dans l’incendie de sa villa et se cache dans un souterrain où, durant neuf années, Eponine son épouse vient le rejoindre la nuit : elle met au monde des jumeaux, "réduite à elle seule, écrit Plutarque, comme une lionne qui met bas dans son antre, et elle donna à son mari deux enfants mâles, j'allais dire deux lionceaux, qu'elle nourrit de son lait. De ces fils, l'un est mort à la guerre, en Égypte ; l'autre était ces jours derniers à Delphes avec nous, et il s'appelle Sabinus."

Finalement, Sabinus est dénoncé, capturé et traduit à Rome devant Vespasien. Eponine implore la clémence de l'empereur, en montrant ses enfants : « Je les ai mis au monde dans un tombeau, et je les y ai nourris pour que nous fussions plus nombreux à te supplier. ». Elle le fit pleurer, lui et les autres assistants, mais sans obtenir sa grâce, précise Dion Cassius. Elle demande alors à être réunie à Sabinus, déclarant au souverain inflexible : "Oui, dit-elle, dans les ténèbres et sous la terre j'ai vécu plus heureuse que toi sur ton trône."

Cette version lyrique et édifiante est sans aucun doute romancée. Selon une autre source, c'est le calme revenu dans le pays que  Sabinus et Eponine se seraient rendus à Rome pour implorer le pardon de Vespasien. Sans succès, hélas pour eux.

Épona (Wetterau-Museum à Friedberg)
Le choix de Hugo de nommer son personnage Eponine  ne doit rien au hasard. Le courage et le dévouement de la jeune femme pour son bien-aimé Marius  sont à l'image des qualités de l'Eponine gauloise. Maintenant il est intéressant de se pencher sur les fondations mythologiques de cette histoire. Eponine tire en effet son nom d'Epona, déesse gauloise majeure associée au cheval, animal de l'aristocratie gauloise. Ce qui n'a pas empêché l'église catholique de la canoniser, car une sainte Eponine est fêtée le 1er novembre, jour de Toussaint, en compagnie d'une kyrielle d'autres saints et saintes.

La réclusion dans un souterrain pendant neuf années est intrigante : le lieu n'a pas été formellement identifié, le territoire des Lingons s'étendant qui plus est sur plusieurs départements actuels. Néanmoins, trois hypothèses sont toujours à l'ordre du jour. La première fixe le séjour du couple dans la grotte dite de Sabinus à Balesmes sur Marne, près de Langres.

Grotte de Sabinus à Balesmes
© OTSI Pays de Langres - source : Mme Margot
Au pied de ce rocher se trouve la source de la Marne. Ce qui n'est pas fortuit quand on sait qu'Epona est liée au culte des sources, naissant parfois des coups de sabots des animaux divins. Le suffixe de divinité -ona se retrouve d'ailleurs dans le nom de Matrona, déesse éponyme de la Marne. Les jumeaux d'Eponine pourraient bien prendre là leur origine.
Statuette représentant la Dea Matrona

Le second lieu supposé est la crypte de l’église de Griselles, en Côte d’Or, qui renferme  le tombeau de l'un des cinq Valentin reconnus saints par l'Eglise. Un sarcophage portant l’inscription SABINUS, datée des IIe-IIIe siècles, a laissé croire qu'il s'agissait du tombeau du chef gaulois. Quant à Valentin, fils de nobles romains au VIe siècle, il aurait renoncé au mariage pour vivre lui aussi dans une grotte (spelunca). Il aurait fondé une chapelle (ecclesiola), qui devient Egliselle, puis, à partir du XIIe siècle, Griselles. L’évêque de Langres fit édifier à l’emplacement de son tombeau une grande église en son honneur.

Cette assimilation de Sabinus à Valentin en cache peut-être une autre : « Un même rite, remarque Philippe Walter, se retrouve dans le contexte de Carnaval et dans la légende de saint Valentin : la mise à mort par décapitation d'une figure divine. Le martyr Valentin est décapité, tout comme le géant de Carnaval. Ce rite de décapitation, qui renvoie à une pratique cultuelle par ailleurs bien connue des Celtes, se retrouve dans le Rig Véda associé à une divinité qui porte le nom fort explicite de Karna. Ce dieu hindou subit une décapitation rituelle et cet acte se trouve inscrit dans le temps des saisons comme s'il devait en expliquer le cycle infini (...). Dans le folklore médiéval et contemporain, Carnaval se termine avec la mort du roi géant que l'on sacrifie sur un bûcher au soir de mardi gras.» (Mythologie Chrétienne, Imago, 2005, pp. 88-89.)

En passant, nous retrouvons ce motif de la décapitation au cœur du Démon de l'Analogie de Paul-Louis Rossi.
Le troisième lieu susceptible d'avoir accueilli Eponine et Sabinus est la grotte de la Baume-Noire, à Frétigney, en Haute-Saône. C'est du moins ce que prétend démontrer en 1865 Alphonse Delacroix, président sortant de la Société d'Emulation du Doubs.

Baume-Noire, Balesmes, renvoient au mot baume, au XIIIe siècle, balme, caverne, grotte. La notice du CNRTL précise même qu'il est emprunté au gaulois "balma (Dottin, p. 230), le mot étant attesté dans l'aire géographique où s'établirent les Celtes (domaine gallo-roman entier, Italie du Nord, Suisse); Balma, nom propre désignant une caverne habitée par des ermites : vieou viiie-ixes.(...)".

Mon hypothèse est que l'événement historique, la défaite de Sabinus et la reddition à Vespasien, volontaire ou forcée, a été plaqué sur un schème mythique plus ancien, où régnait la figure de la déesse Epona, liée aux sources, celles ici de la Marne. Le vieux fond celtique, païen, trouvait là une actualisation plus recevable ; il devait néanmoins rester assez prégnant pour que l'église se donne la peine de canoniser Eponine, alors même qu'elle ne fut pas chrétienne. De même, selon Philippe Walter, le saint Valentin prend la place d'une divinité carnavalesque que l'on met rituellement à mort. La dimension mythologique se donne aussi à voir dans le destin des deux jumeaux, puisque l'un meurt en Egypte et l'autre est exilé à Delphes. Or, à Delphes se situe l'ombilic, l'omphalos, le centre du monde, le centre zodiacal de la Grèce selon Jean Richer, qui situait aussi à Ammonion en Egypte le centre zodiacal primitif, générateur des autres, concurremment avec ceux de Babylone (Géographie sacrée du monde grec, p. 102). Il s'appuyait notamment sur un texte de Platon (Les Lois, livre V) qui précisait qu'il fallait, pour établir les fondations d'une cité, accorder une égale importance aux oracles de Dodone, de Delphes et d'Ammonion.

Mais je ne veux pas vous entraîner plus avant dans ce périple géosymbolique où nous a conduits une simple expression de Chateaubriand. Finissons donc avec cette digression et revenons au Démon de l'Analogie.

Antoine-François Callet, Eponine et Sabinus condamnés par Vespasien




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