"Javert a bien raison : les parisiens n’ont aucun respect pour leur passé et peut-être même pour leur présent. Il est regrettable à plus d’un titre que leur rue des oies soit devenue rue des ours. Il faut une superbe dose de toupet pour créer un amalgame historique entre les deux espèces aussi peu voisines sinon le hasard d’une orthographe trop approximative. Et il n’est pas besoin d’être un observateur mal intentionné pour remarquer que cette confusion nuit gravement aussi bien à l’ours qu’à l’oie. Comment l’ours, l’animal symbole de la force et de la royauté pourrait-il être la continuité de l’oie ? Javert est dans son bon droit pour remonter au Moyen Age, temps où l’ours possédait la symbolique de la plus grande noblesse. Et suivant bien des sources, c’est l’ Église qui y aurait vu, au contraire un symbole du diable ! L’ours fit donc progressivement les frais de cette bataille du sabre et du goupillon en fait, du clergé et de la noblesse. Une preuve éclatante de l’indéniable force de la symbolique oursine est constatable auprès des évolutions des armoiries du duc Jean de Berry, celui qui par trois fois fut « roi de France » par régence. Et parfois il y eut un cygne, mais pas toujours …
Gisant du duc de Berry à Bourges |
Mais il existe un sceau du même duc ne représentant ni ours ni cygne (archives nationales 1397). Et il a été aussi repéré un blason du même duc supportant "six ours" (vers 1408) et donc aucun "cygne".
Enfin, apparaît parfois au milieu de l'ours et du cygne un lettrage (à ce jour non décrypté) mélangeant les lettres "E" et "V" ; par exemple dans un vitrail de la cathédrale de Bourges et on s’est d’ailleurs posé la question de savoir si ces lettres ont un rapport avec la devise de Jean de Berry "Oursine, le temps viendra" ? Mais ne nous égarons pas trop. Pour les spécialistes, la devise du prince lui appartient en propre. Les armoiries sont reprises par les descendants mais les supports et les emblèmes sont "construits". La symbolique de l'ours, communément comprise est donc fortement présente chez notre souverain berrichon. Valéry Larbaud utilise l’expression « pays d’ursine » pour parler du Berry. Je pense donc que nous, berrichons, sommes autrement « ursiniens » que ces pauvres habitants de Paris. Nous ne mélangeons pas les oies et les ours. Ainsi, Cosnay, capitale très modeste d’une partie du territoire de la commune de Lacs s’est couramment fait surnommer « Cosnay les oies », mais jamais, ô grand jamais « Cosnay les ours ». Et la confrérie locale des « culs d’ours » n’a de rapport que très partiel avec l’animal (la culotte de velours montrant que le vigneron « en a » aussi bien et aussi large qu’un ours.)
Faut-il
être cruel avec l’étroitesse d’esprit ursinien des habitants du chef lieu de la
province d’Ile de France ? Je ne sais, mais on pourrait l’être. J’en
produirai deux illustrations. Tout
d’abord existait par le passé, chez nos
pauvres habitants de Paris, une véritable rue dédiée à l’ours et ils ont eu la
bêtise de s’en séparer ! Il s’agit
de la rue Broca, hommage à Pierre Paul Broca (1824-1880), chirurgien et anthropologue français. Et je citerai simplement pour document historique le site Wikipedia : « Car cette rue (Broca) s'était antérieurement appelée rue Lourcine, rue du Clos-de-Ganay, et rue des Cordelières d'après le couvent de clarisses qui s'y trouvait, puis rue de la Franchise1. En 1938, le tronçon entre la rue Claude-Bernard et la rue Mouffetard devient la rue Édouard-Quénu, et en 1944 elle est amputée de sa partie située au-delà du boulevard Arago qui devient la rue Léon-Maurice-Nordmann. ». Précisons pour les parisiens et autres lecteurs un peu lents que le mot « Lourcine » est une simple
adaptation du vocable « l’oursine ». Deux grands écrivains ont
pourtant tenté de réhabiliter ce qui pouvait l’être. On pense ici à Eugène
Labiche qui monta en 1857 une très belle pièce de théâtre, dédiée indirectement
à l’ours, « L’affaire de la rue de Lourcine » en un acte et plusieurs
couplets : un chef d’œuvre ! Et enfin le très fortement avisé Alphonse
Allais fit la découverte que si on ne vit jamais ours blanc sous nos latitudes
il faut en tirer la conclusion logique qu’il n’y a d’ours blanc que par
vieillissement de l’ours brun, blanchiment de sa toison, et que cet ours devenu
blanc migre vers le grand Nord endroit où sa transformation et sa confusion
psychique ne dénotent pas dans le paysage neigeux*. Un esprit raisonneur pourra timidement
objecter qu’Alphonse Allais n’allait pas si souvent dans les Pyrénées vérifier
la couleur des ours. Eh bien oui, cet esprit a frappé juste : Alphonse
Allais n’allait jamais dans cet endroit inhospitalier. Il vérifiait la couleur
des ours à la sortie de ses lieux habituels de vie, à savoir à la sortie des
cafés dans les rues de Paris. Mais il ne pouvait vérifier que ce qui était
vérifiable et l’absence d’ours est à porter à la charge des parisiens et non
pas d’Alphonse Allais. D’où ce qui était l’ultime étape de ma démonstration :
le peu de considération portée par les
habitants de Paris à propos de l’ours est dommageable pour l’esprit humain en
général et le parisien en particulier.
Peut-être tout n’est il pas cependant perdu. Selon le site du journal Le Monde du mardi 8 Janvier 2013, un documentariste écossais Gordon Buchanan « s’est installé dans une cage pour observer un ours polaire de près, très près. Retransmises sur la BBC en décembre, les images sont impressionnantes et font écho au documentaire réalisé il y a deux ans par Buchanan sur les ours noirs du Minnesota. » Installons donc un observateur impartial dans une de ces cages, rue aux ours à Paris, et l’on verra par observation ce qu’il en est définitivement des oies et des ours.
Enfin vous avez remarqué que dans cette rue
« Lourcine » s’est trouvé citée, à un moment donné de l’exposé, la
présence d’un couvent de clarisses. Y a-t-il un rapport avec notre premier
couvent des bernardines ? Au stade de toutes ces enquêtes je ne le
souhaite vraiment pas, mais la question
mérite d’être posée… Encore une piste pour Javert ?
13/01/2013 - JC Moreau
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* Je ne puis me retenir de citer cet excellent passage d'Allais, que nous eûmes le bonheur de jouer à Lacs, dans ce spectacle qui a fortement marqué les consciences d'alors, sobrement titré "On n'est pas des bœufs" :
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* Je ne puis me retenir de citer cet excellent passage d'Allais, que nous eûmes le bonheur de jouer à Lacs, dans ce spectacle qui a fortement marqué les consciences d'alors, sobrement titré "On n'est pas des bœufs" :
"– Savez-vous pourquoi les ours blancs sont blancs ?
– Dam !
– Les ours blancs sont blancs parce que ce sont de vieux ours.
– Mais, pourtant, les jeunes ?
– Il
n’y a pas de jeunes ours blancs ! Tous les ours blancs sont de vieux
ours, comme les hommes qui ont les cheveux blancs sont de vieux hommes.
– Êtes-vous bien sûr, Captain ?
– Je
l’ai expérimenté moi-même. L’ours, en général, est un plantigrade
extrêmement avisé et fort entendu pour tout ce qui concerne l’hygiène et
la santé. Dès qu’un ours quelconque, brun, noir, gris, se sent vieillir,
dès qu’il aperçoit dans sa fourrure les premiers poils blancs, oh !
alors, il ne fait ni une, ni deux : il file dans la direction du Nord,
sachant parfaitement qu’il n’y a qu’un procédé pour allonger ses jours,
c’est l’eau frappée. Vous entendez bien, Montripier, l’eau frappée !
– C’est très curieux ce que vous nous contez là, Captain !
– Et
cela est si vrai, qu’on ne rencontre jamais de vieux ours, ou des
squelettes d’ours dans aucun pays du monde. Vous êtes-vous parfois
promené dans les Pyrénées ?
– Assez souvent.
– Eh bien ! la main sur la conscience, avez-vous jamais rencontré un vieux ours ou un cadavre d’ours sur votre chemin ?
– Jamais.
– Ah ! vous voyez bien. Tous les ours viennent vieillir et mourir doucement dans les régions arctiques.
– De sorte qu’on aurait droit d’appeler ce pays l’arctique de la mort.
–
Montripier, vous êtes très bête !... On pourrait élever une objection à
ma théorie de l’ours blanc : c’est la forme de ces animaux, différente
de celle des autres ours.
– Ah ! oui.
–
Cette objection n’en est pas une. L’ours blanc ne prend cette forme
allongée que grâce à son régime exclusivement ichtyophagique.
À ce
moment, Cap affecta une attitude si triomphale, que nous tînmes pour
parole d’Évangile cette dernière assertion, d’une logique pourtant peu
aveuglante.
Et nous reprîmes un autre corpse reviver, avec énormément de glace dedans, pour nous assurer une vieillesse vigoureuse."
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