Je termine en ce moment la lecture de son dernier livre, Images (à suivre), sous-titré De la poursuite au cinéma et ailleurs, publié chez Bayard. Livre ardu par endroits, mais souvent très stimulant (on peut lire l'article qui lui est consacré sur le site culturevisuelle.org). Or, à la centième page de l'ouvrage, voici qu'elle commence un des nombreux fragments qui le composent par ce "vers" de Victor Hugo : "L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent". Je ne résiste pas au plaisir de citer le passage dans son intégralité :
(...) cette phrase prodigieuse de Victor Hugo, je la tiens d'un ami qui la cita devant moi il y a très longtemps. A peine l'avis-je entendue qu'elle ne me quitta plus. Je n'appris que bien plus tard qu'elle était extraite du Post-scriptum de ma vie.* Ce n'est que récemment que je découvrais la magnifique analyse qu'en fit André Du Bouchet pour la revue Critique en 1951 et qui fut l'objet d'une réédition chez Seghers en 2001. Du Bouchet intitula son analyse "L'infini et l'inachevé" qui se référait à deux publications des inédits de Hugo, l'une de 1942, l'autre de 1951. Le phrasé de l'expression de Hugo devint le titre du fascicule qui réunit les fragments de Hugo et l'étude de Du Bouchet. Je cite Du Bouchet : "Le fragment touche chez lui à quelque chose d'essentiel. Il semble que cette hantise de l'infini, de l'ininterrompu, qui marque si fortement son œuvre, doive toujours aboutir, par une dialectique étrange, à précipiter une sorte d'interruption éternelle. Le désir immense de l'éternel, du continu ne peut se satisfaire qu'en englobant son contraire. Il devient immense solution de continuité. [...] L'infini, devenant l'inachevé, se disloque brutalement en éclats. Ses textes avancent par secousses, vont de l'avant en franchissant des séries de coupures auxquelles rien ne prépare, des dénivellations brusques, des désastres inattendus déjà consommés, des failles qui sont les marges mêmes de ce mouvement d'expansion, qui, en effet, pourrait être interminable, à laquelle Hugo finit toujours par s'abandonner." Plus loin, Du Bouchet cite Hugo : "La pensée c'est l'illimité. Exprimer l'illimité, cela ne se peut. Devant cette énormité immanente, les langues bégaient." Du Bouchet poursuit alors son commentaire : "On sera toujours stupéfait de la facilité verbale inouïe dont dispose ce poète pour qui le propre de l'essentiel est de ne pouvoir s'exprimer, et dont le propre du talent est toujours de masquer l'essentiel : la "création bègue", "l'énigme qui a peur du mot"."Il me faut là citer encore un peu, donner à voir ce passage de saint Augustin dont parle Marie-José Mondzain, et l'on va voir qu'il s'agit là moins de théologie que d'une admirable parole poétique :
Je crois que ce qui se noue dans la rencontre d'André Du Bouchet avec Victor Hugo touche au plus près le site de mon propos. Poursuivie par le "vers" de Hugo comme s'il me hantait, j'entendais que le lien inextricable du fragment avec l'épreuve d'une exigence infinie est bien ce que je voudrais appeler image.
"L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent" est l'écho sonore et sans faille d'une mélodie inaudible où l’œil d'emblée indique ce qui pour la vision est une expérience d'égarement et d'errance. En effet, ce qui désoriente le regard n'est que l'aveuglement d'un œil enténébré dans les plis des corps et des choses froissés par les caprices du vent et donc par la loi du hasard. Le chant de Hugo fait entendre les harmoniques du texte d'Augustin, que je cite en exergue et tiré de De Ordine. Hugo, comme Augustin, est saisi par le vagabondage hasardeux auquel nous livrent les images dans l'énigme d'un clignotement dû au tempo du visible et de l'invisible. Ce sont pourtant des mots qui disent ce qu'aucune langue n'a prévu de dire, des mots qui font entendre le silence des langues elles-mêmes. Le poème a cette puissance de faire voir ce qui n'est pas entendu et de faire entendre le silence des images qui se love dans les plis du visible."
"Qui ? Dès lors, tu veux que je poursuive sur la situation des arbres et des branches, et même sur le poids que la nature a imposé aux feuilles ? Quoi ? L'agitation de l'air qui les fait voler ou la masse lourde qui les fait tomber et les glissements divers selon l'état du ciel, leur poids, leurs formes et toutes les autres causes obscures et innombrables, dois-je les chercher ? Tout cela échappe à nos sens, leur échappe complètement.Je ne suis pas certain de comprendre parfaitement le sens de tout cela, je suis même à peu près sûr du contraire, mais il reste cette valeur d'étincelle, cette sensation de saisir un sens dans le même temps où il se dérobe, cette "énigme du clignotement" où tout à tour on est conduit de la lumière aux ténèbres. Et écrivant ce mot d' étincelle, je songe au magnifique livre de François Cassingéna-Trévidy, moine de Ligugé, Etincelles III, qui m'accompagna, moi l'agnostique, en août 2010 dans la traversée d'une crise dont le ressac se fait encore sentir. Je vais le chercher dans l'étagère où il repose, l'ouvre au hasard et tombe sur le fragment suivant (car c'est aussi un livre de fragments) :
[...]
Où m'emmènes-tu ? dit-il. Est-ce parce que je te suis plus légèrement que ces feuilles ne suivent les vents, qui les jettent dans l'eau courante, en sorte que, pour elles, ce serait peu de tomber, si elles n'étaient pas en plus entraînées ? Car que se passera-t-il d'autre si silentius instruit Augustin et lui apprend ce qu'il y a au coeur de la philosophie ?"
Augustin, De Ordine, chap. IV, scène 10 et chap. V, scène 1.
Le prix d'une étincelle, c'est la nuit qui la prépare, la nuit, la nuit entière qui l'attend. Car l'étincelle se fait attendre. Au terme d'une nuit, l'étincelle est l'aurore. (p. 226)On peut entendre Marie-José Mondzain dans une émission récente (11 février) de France Culture, Du jour au lendemain, avec Alain Veinstein. Elle y revient, sans se paraphraser, sur le vers de Hugo, et le sens du fragment. J'en ai extrait ici les dix dernières minutes :
Je signale pour terminer la parution d'un hors-série du Monde sur Victor Hugo, à l'occasion du 150ème anniversaire des Misérables.Je l'ai acheté hier, mais pas encore commencé.
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* Voici l'extrait hugolien contenant le "vers" cité :
La vaste anxiété de ce qui peut être, telle est la perpétuelle obsession du poëte. Ce qui peut être dans la nature, ce qui peut être dans la destinée ; prodigieuse nuit. Le soir, au crépuscule, du haut d’une falaise, à l’approche refroidissante de la marée qui monte, l’oeil égaré dans tous ces plis de l’obéissance au vent, en bas l’onde, en haut la nuée, le fouet de l’écume dans le visage, pendant que les goélands effarouchés par les ouvertures des vagues battent de l’aile, pendant que les flots accourent pleins du hurlement étouffé des naufrages, regarder l’océan, qu’est-ce auprès de ceci : regarder le possible !
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