dimanche 15 janvier 2012

Mâcher

Je relis Le jeu verbal de Michel Bernardy, formidable livre d'un ancien professeur de langage au Conservatoire national supérieur d'art dramatique, auparavant pensionnaire de la Comédie-Française de 1960 à 1972. Sous-titré "Traité de diction française à l'usage de l'honnête homme", son propos, s'il s'adresse tout d'abord aux acteurs, n'en intéresse pas moins tout ceux qui sont amoureux de la langue française. Récemment, j'ai découvert que l'auteur avait un site, où l'on peut retrouver l'essentiel du livre (difficile à dénicher dans le commerce, heureusement une nouvelle édition vient de sortir aux éditions L'Age d'Homme).
Robin Renucci, qui fut son élève, dans sa préface vibrante d'admiration pour celui qu'il qualifie de poète et alchimiste, philosophe par le feu de la langue, écrit qu'il "ne se contente pas de sa science de lettré. Il convoque, pour soutenir sa démonstration, de grands maîtres de la scène. C'est pourquoi tout comédien peut puiser immédiatement, en ce beau livre, et trouver réponses concrètes aux problèmes sur lesquels il bute.
Ainsi peut-il saisir plus clairement cette "fécondation artificielle" dont parle Jouvet dans Le Comédien désincarné : "L'acteur mâche ses phrases et les incorpore à ses sentiments."(p. 11)"
Le travail de l'acteur s'apparente à une sorte de destruction créatrice, où la parole est comme  retournée, labourée, éprouvée longuement. Soumise à une force de pression, ruminée, ravinée, assimilée.

Je retrouve ce verbe mâcher dans Poème en miettes, le premier texte de Sauf, l'anthologie d'Antoine Emaz* publiée tout récemment chez Tarabuste, la maison d'édition sise à Saint-Benoît du Sault.

"Durer. Il faut une patience d'ange pour mâcher un mot, absorber complètement une couleur. Le plus souvent, on a lu, on a vu. Trop peu patients, occupés, devenus incapables de lourdeur, de lenteur vive, d'épaisseur."

Cette sorte d'oxymore, lenteur vive, me rend songeur. Il dit bien comment, malgré le temps qui nous est toujours compté, il convient de savoir l'oublier pour pousser plus loin le travail du sens. Ce qui paradoxalement est sans doute la plus rapide façon d'aller au cœur des choses.


Rédigé en écoutant January, du trio du pianiste polonais Marcin Wasilewski.





* D'Antoine Emaz, j'ai aimé aussi récemment Cuisine, titre bien inhabituel pour un poète, et il faut dire qu'il ne s'agit pas là de poèmes mais de carnets, écrits en marge de l'écriture poétique, et qui en montrent en quelque sorte ce qui se trame aux alentours, le travail en cours, la cuisine, la tambouille, d'où le titre, homologue à l'opus précédent, de même nature, Cambouis. Là-dessus, lire l'entretien avec Florence Trocmé, et la recension des deux livres par Jacques Josse.

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