Un article de Graham Robb, sur le site du mensuel Books, chronique le livre de l'historien d'art Michael Camille, Les Gargouilles de Notre-Dame - Médiévalisme et monstres de la modernité, paru en octobre de cette année. J'y apprends que les fameuses sculptures n'ont rien de médiéval, que leurs consœurs originelles avaient depuis longtemps disparu : "Quand il entama ses travaux de restauration, en 1843, Eugène
Viollet-le-Duc ne trouva qu’une poignée de moignons informes et de
monstres délabrés, éparpillés dans le jardin derrière l’abside".
C'est en 1831 que Hugo avait fait paraître Notre-Dame de Paris (soit dit en passant, mis en scène également à Cluis, l'année suivante des Misérables, donc en 1963). A cette date, la cathédrale est dans un piteux état, Viollet-le-Duc la décrit comme « une ruine », "une cathédrale délabrée,
à l’image des taudis environnants. Lorsque l’église devait accueillir
une cérémonie nationale, on la bâchait et l’ornait de sculptures en
carton-pâte dans le dernier style architectural en vogue. Il fallut attendre 1864, et le dévoilement de l’édifice restauré, pour
que sa représentation hugolienne prenne corps. On aurait dit que
Notre-Dame avait enfin retrouvé ce quelque chose « de fantastique, de
surnaturel, d’horrible » que décrit le roman : « Des yeux et des bouches
» s’ouvrant çà et là ; « les chiens, les guivres, les tarasques de
pierre » veillant « jour et nuit, le cou tendu et la gueule ouverte,
autour de la monstrueuse cathédrale ». N’étaient ses cornes et ses ailes
repliées, l’une de ces chimères restaurées pourrait passer pour le
portrait craché de « Quasimodo pensant ». Rien d’étonnant à cela,
puisque Viollet-le-Duc s’est en partie inspiré du roman. Ceux qui, en
plaisantant, parlaient de Notre-Dame comme de « la cathédrale de Victor
Hugo » ne croyaient pas si bien dire. Les sculptures perchées sur les
tours et les galeries, donnant au monument son aspect effrayant,
n’étaient pas le fruit d’une simple restauration, mais le dernier avatar
en date de la conception hugolienne du style gothique."
Puissance de l'imaginaire hugolien, qui parvient donc à imposer sa vision du médiéval. La lettre du livre devient la matière de l'édifice. A-t-on d'autres exemples d'un roman informant la réalité, recréant du passé à sa mesure, injectant dans le présent du mythe et du fantastique ?
Une de ces créatures du fantastique, la gargouille emblématique de Notre-Dame, sa pièce maîtresse selon Michael Camille, est celle que l'on nomme le Stryge (au-dessus, gravure de Charles Méryon, 1853): "Avec ses longs ongles de vampire femelle, sa tête offrant un condensé
d’aberrations phrénologiques, et son nez crochu trahissant
l’antisémitisme de son créateur, la Stryge et ses acolytes incarnent les
terreurs bourgeoises : terreur de la maladie et de la prostitution ;
terreur des « sauvages » de l’insurrection de juin 1848 ; terreur de
voir resurgir chez l’homme les comportements du singe ; et terreur,
enfin, des démons intangibles de la folie. La Notre-Dame de
Viollet-le-Duc, cette cathédrale qui crie sa douleur en silence, est un
monument des névroses du milieu du XIXe siècle."
Voir aussi la photo de Charles Nègre, conservée au musée d'Orsay.
Regardant samedi matin le troisième cours en ligne d'Antoine Compagnon sur 1966, Annus mirabilis, je retrouve le Stryge sur la couverture du roman de Huysmans, Là-bas, en Livre de poche (en illustration de son propos sur la place éminente acquise par le Livre de poche dans ces années 60). Il aurait pu choisir bien d'autres couvertures, mais non, ce fut celle-ci.
Je découvre enfin à l'instant que Le Stryge fait aussi la couverture de l'édition américaine du livre de Camille :
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