lundi 23 avril 2012

Tempête sous un crâne

Trois heures et demi de spectacle, en deux parties, ce sont des milliers de mots, des centaines de phrases, qui vous arrivent, là, vous percutent, vous saisissent, vous bousculent, vous laissent éberlué devant tant de force et de beauté, et pourtant ces mots, ces phrases ont cent cinquante ans, mais celui qui les a écrites demeure notre contemporain, et les sept jeunes comédiens qui ont porté si haut son œuvre ce soir-là méritaient mille fois la standing ovation d'un public castelroussin, d'habitude peu enclin au débordement d'enthousiasme.

Nous étions vingt-cinq du Manteau d'Arlequin à avoir répondu en ce jeudi soir 19 avril à l'invitation d'Equinoxe, dont toute la bonne équipe du château de Puydauzon, et j'étais heureux que ces vingt-cinq là, presque la moitié de la troupe - mais je sais aussi que d'autres ont vu le spectacle un autre jour, ou en un autre lieu, et l'ont aussi aimé-, aient pu entendre le verbe hugolien, éprouver sa puissance de feu, sa clarté, sa gravité et son humour aussi, souvent. Ce qu'ils ont vu ne ressemble pas à ce que nous ferons dans les ruines, et je suis content de cela aussi, car nous ne venions pas pour reprendre des idées, pour s'inspirer de ce travail, en être influencé, nous venions pour pénétrer plus avant dans la geste des Misérables, entrer dans l'intelligence de ce qui s'y joue, au-delà des scènes d'anthologie auxquelles on réduit trop souvent cette œuvre immense et protéiforme.

Le texte était donc dit, frontalement la plupart du temps, très rarement joué, même quand il y avait des dialogues, ceci dans une scénographie très épurée, avec un pauvre lit de fer pourvu d'un simple matelas nu pour quasi seul mobilier et des costumes d'aujourd'hui sans aucune ostentation, avec quelques couleurs primaires, un rouge, un bleu, claquant sur la neutralité du décor. Un vaste panneau de fond de scène, anthracite pour commencer, puis qu'on manœuvrera pour qu'il révèle sa face de lumière. Beaucoup de lumières, de petites lumières, comme celles de ces flambeaux, symboles de la rédemption de Jean Valjean, lumières dans la nuit de la misère et de l'oppression.


Tempête sous un crâne / Jean Bellorini from formart on Vimeo.

La force de l'interprétation tenait beaucoup de ces chœurs à deux, à trois, à quatre, à cinq, remarquablement précis et dynamiques, ce qui n'a pas manqué de me questionner sur les propres chœurs que j'ai prévus d'insérer dans la pièce, en souvenir d'ailleurs du chœur de treize personnes qui officiait en 62, sur des passages et des modes que je ne connais pas, faute de documents d'archives. La place de la musique, jouée en live, piano et batterie à cour et jardin, était également essentielle, ceci confirmant ma volonté d'accorder une grande importance aux paysages sonores de l'histoire, de privilégier le son sur la reconstitution de décors dispendieux dont l'imaginaire trouve aisément à s'émanciper.

La pièce s'achève sur la mort de Javert, faisant donc l'économie de la fin de Valjean, comme dans le film de Bille August, en 1998. Ceci est un parti pris que je comprends parfaitement, car cet épilogue christique, où Valjean n'en finit pas de souffrir, où il doit boire le calice jusqu'à la lie, est d'une lecture que j'ai jugée éprouvante. Il me semble qu'il a posé des problèmes à tous ceux, cinéastes et dramaturges, qui ont tenu à le représenter. Et si je l'ai gardé in fine, c'est à la condition, dans l'ultime scène 50, d'en donner en même temps une vision critique.


Tempête sous un crâne – adapted from Les Misérables by Victor Hugo from formart on Vimeo.

Toute adaptation de ce monument de 1800 pages (dans l'édition Folio) conduit inévitablement à des coupes. Et ce fut intéressant de voir que des épisodes à mon avis secondaires avaient été justement oubliés, comme l'histoire de Thénardier à Austerlitz sauvant le père de Marius : cet artifice romanesque, comme quelques autres moins célèbres, peut être négligé sans dommage, bien au contraire. Un personnage comme Gillenormand, grand-père de Marius, important dans l’œuvre, n'apparaît même pas : je me sens donc moins coupable de l'avoir sacrifié moi aussi. Bien sûr, il existe beaucoup de différences entre nos adaptations, ne serait-ce que parce que j'ai privilégié les dialogues, et que la forme narrative choisie par la compagnie Air de Lune (très belle appellation) lui permettait plus aisément de travailler sur l'entièreté de la prose hugolienne, mais j'ai particulièrement apprécié que soit repris par exemple la défense de Champmathieu, accusé à tort à la place de Jean Valjean. Je n'ai jamais observé que son discours ait été conservé dans les films, or il est vraiment poignant. Je ne résiste pas à en donner ici, pour finir, l'intégralité (mais j'ai dû couper pour l'adaptation)  :


—J'ai à dire ça. Que j'ai été charron à Paris, même que c'était chez monsieur Baloup. C'est un état dur. Dans la chose de charron, on travaille toujours en plein air, dans des cours, sous des hangars chez les bons maîtres, jamais dans des ateliers fermés, parce qu'il faut des espaces, voyez-vous. L'hiver, on a si froid qu'on se bat les bras pour se réchauffer ; mais les maîtres ne veulent pas, ils disent que cela perd du temps. Manier du fer quand il y a de la glace entre les pavés, c'est rude. Ça vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cet état-là. À quarante ans, un homme est fini. Moi, j'en avais cinquante-trois, j'avais bien du mal. Et puis c'est si méchant les ouvriers ! Quand un bonhomme n'est plus jeune, on vous l'appelle pour tout vieux serin, vieille bête ! Je ne gagnais plus que trente sous par jour, on me payait le moins cher qu'on pouvait, les maîtres profitaient de mon âge.

Avec ça, j'avais ma fille qui était blanchisseuse à la rivière. Elle gagnait un peu de son côté. À nous deux, cela allait. Elle avait de la peine aussi. Toute la journée dans un baquet jusqu'à mi-corps, à la pluie, à la neige, avec le vent qui vous coupe la figure ; quand il gèle, c'est tout de même, il faut laver ; il y a des personnes qui n'ont pas beaucoup de linge et qui attendent après ; si on ne lavait pas, on perdrait des pratiques. Les planches sont mal jointes et il vous tombe des gouttes d'eau partout. On a ses jupes toutes mouillées, dessus et dessous. Ça pénètre. Elle a aussi travaillé au lavoir des Enfants-Rouges, où l'eau arrive par des robinets. On n'est pas dans le baquet. On lave devant soi au robinet et on rince derrière soi dans le bassin. Comme c'est fermé, on a moins froid au corps. Mais il y a une buée d'eau chaude qui est terrible et qui vous perd les yeux. Elle revenait à sept heures du soir, et se couchait bien vite ; elle était si fatiguée. Son mari la battait. Elle est morte. Nous n'avons pas été bien heureux. C'était une brave fille qui n'allait pas au bal, qui était bien tranquille. Je me rappelle un mardi gras où elle était couchée à huit heures. Voilà. Je dis vrai. Vous n'avez qu'à demander. Ah, bien oui, demander ! que je suis bête ! Paris, c'est un gouffre. Qui est-ce qui connaît le père Champmathieu ? Pourtant je vous dis monsieur Baloup. Voyez chez monsieur Baloup. Après ça, je ne sais pas ce qu'on me veut.






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